26/12/2008

De la bonne manière de donner mauvaise presse à la cause qu'on défend.

Le 11 décembre je postais via Twitter le commentaire suivant: " "There is no such thing as free software." Et c'est un enseignant qui dit ça :( " traduisant en une ligne ma tristesse de voir qu'une trentaine d'années de libre n'ont pas encore réussi à entrer dans les moeurs et les mentalités. On m'a demandé d'où ça venait, du coup j'avais un peu été chatouillé par l'idée d'en parler sur mon blog.

Mais voilà, le sujet méritait sûrement d'être un tant soit peut développé pour ne pas faire que répéter, mais j'avais la flemme de m'y mettre le jour même et un agenda chargé ensuite. Enfin voilà, joyeux Noël, je m'y suis enfin collé vraiment, espérons que le résultat soit à la hauteur...

Au commencement était Ken Starks, connu également sous le pseudonyme "helios". Ken Starks est de ceux qu'on appelle les "FOSS-Advocates", ces passionnés qui accordent une grande partie de leur temps à la promotion du concept et des réalisations des logiciels libres; ils se sentent souvent investi d'une telle mission d'évangélisation qu'ils font preuve d'un acharnement à coté duquel les témoins de Jéhovah paraissent timides et réservés.

Il se trouve que Ken Starks est l'un des fondateurs d'un association dont le but est de fournir aux écoles et aux écoliers des ordinateurs reconditionnés équipés de système d'exploitation et de logiciels libres, afin de donner à un plus grand nombre accès à un outil informatique à coût réduit. Noble cause! Le projet est question est baptisé "HeliOS", on peut ricaner sur le coté peu modeste de donner son pseudonyme à un projet collectif, mais là n'est pas la question.

Une des activités de HeliOS est de distribuer des CD-ROMs pleins à craquer de logiciels libres, des CD-ROMs de distributions Linux, bref du bon "free software" dans les deux sens de "free". Et voilà donc qu'un juvénile enthousiaste se présente en classe avec son ordinateur portable sous Linux et quelques CDs d'HeliOS, voulant partager sa découverte à ses camarades. L'enseignante voit l'attroupement, vient s'informer de la situation, voit un enfant qui distribue des CDs, fait un back-flip de panique, confisque le tout et en réfère immédiatement à la hiérarchie. Il y a sûrement piratage ou propagation de malware!

Le concerné a quand même pu s'expliquer, explique qu'il s'agit de CDs d'installation de Linux, que c'est du "free software", qu'il l'a obtenu via le projet HeliOS d'un certain Ken Starks. Il y aurait une organisation complète qui distribue à des enfants innocents des logiciels douteux? Une intervention est de mise.

Et voilà que Karen — l'enseignante en question — entreprend d'envoyer un e-mail poli mais ferme à ce Ken Starks dont elle doute franchement que les activités soient bien légales et à qui elle juge important de rappeler qu'il est néfaste de répandre des idées fausses dans l'esprit des enfants. Entre autres, l'idée que des logiciels soient gratuits ou libres. De ses propres termes "aucun logiciel est gratuit, et propager cette fausse idée est néfaste" et elle précise "qu'elle admire ses efforts pour fournir des ordinateurs aux gens défavorisés, mais y mettre Linux bride nos enfants"; et de préciser que Microsoft serait sûrement disposé à fournir des copies d'anciennes versions de Windows qui rendraient enfin les ordinateurs fournis par HeliOS vraiment utiles.

Un adulte aurait soupiré un bon coup, pris un café, réfléchi calmement à son argumentaire, puis écrit un réponse encyclopédique pour informer de manière toute aussi polie mais ferme que Karen se trompe, l'informer de l'existence des systèmes d'exploitation et des logiciels libres, de leur état d'avancement, du fait qu'actuellement Linux et les logiciels libres sont globalement assez à maturité pour remplacer de façon viable Windows sur une machine personnelle... vous voyez le genre. C'est long à écrire, mais en fin de compte on a la satisfaction d'avoir informé quelqu'un.

Un adulte furieux aurait sûrement choisi de défouler sa rage sur un objet inerte, ou d'appliquer la technique du mail furieux qu'on n'envoie jamais mais qui aura contenu tout ce qu'on avait d'odieux à dire. Ça ne fait pas avancer le schmilblick, mais au moins on garde sa contenance.

Au lieu de ça, Ken Starks a préféré verser sa colère dans un post rageur sur son blog, à la suite d'une copieuse citation de l'e-mail qu'il venait de recevoir. Le genre de post dans lequel transparaît clairement le rictus de satisfaction sadique de son auteur qui se délecte de rouler sa victime dans un goudron virtuel avant de le jeter aux plumes numériques. Le tout est maintenu par un fil rouge qui fleure bon la théorie du complot, selon lequel Microsoft finance la NEA, ce qui explique pourquoi les enseignants sont formés à (et obligés de) matraquer le marketing Microsoft à leurs élèves... le tout dans un vocabulaire qui fait presque peur: Linux est utilisé pour "libérer" les gens de l'emprise Microsoft et de ses "bindwares", Karen n'a aucune idée de "l'esclavage" dans lequel elle travaille et ne devrait pas "mettre aux fers ses élèves dans la même prison qu'elle". En même temps, publié sur un blog dont le sous-titre est "Linux is to computing what freedom is to mankind...and then there's Microsoft", on ne doit pas s'attendre à un autre ton.

Hop, publié. Fin de l'histoire. Ou pas...

Si c'était le blog discret d'un quelconque quidam, personne n'en saurait rien (à l'exception de la poignée de lecteur dudit quidam). Mais c'est Ken Starks, ou plutôt c'est HeliOS. Et un des lecteurs a mentionné l'affaire. Sur Slashdot.

Pour ceux qui auraient vécu dans une grotte pendant les dix dernières années, Slashdot est un site d'actualité IT/high-tech/science/... des trucs de geeks. Au détail près que Slashdot brasse plusieurs millions de visiteurs par mois. Donc une horde de centaines de milliers de geeks se sont rués sur ce plutôt modeste blog, et une anecdote parmi tant d'autres est vite devenue affaire d'état. Au point que la pauvre Karen s'est vue publiquement insulter par des milliers de fanatiques furieux, et que Ken Starks a eu droit à un coup de fil d'une enseignante au bord de la crise de nerfs.

La suite ne s'est pas fait attendre longtemps. Starks a donné suite dans un second post à l'affaire, pour nuancer son propos, et surtout informer la communauté des entretiens qu'il a eu avec Karen depuis lors. Il s'y excuse en confusions telles qu'on en viendrait vite à se demander s'il est vraiment sincère. Ceci dit, il a au moins le mérite de revenir sur ses propos à fort poids émotionnel. Ce n'est pas le cas des commentaires qu'une grande partie des vagues de visiteurs ont laissé derrière eux.

Il faut voir comment l'affaire a été perçue. Dans "la communauté" des développeurs et utilisateurs de logiciels libres, une première tendance a été de faire écho en masse aux propos de Starks, en les amplifiant à la puissance mille. C'est un peu l'effet Slashdot aussi, l'un dit "c'est gênant", le second enchaîne "c'est dérangeant", le troisième "c'est scandaleux", et on arrive vite à "passez-la par les armes sur la place du marché!!". Si vous n'avez jamais vu un lynchage virtuel prendre place, lisez les commentaires du premier post, c'est assez édifiant.

L'autre tendance, c'est justement celle qui m'a secoué. Effectivement, voir l'ignorance dont Karen fait preuve peut agacer (mais peut-on lui en tenir rigueur?). Par contre voir la haine déployée par ceux qui se disent être de fervents promoteurs du libre donne des nausées. En tout cas ça ne donne pas du tout envie d'être associé à pareil haineux. C'est gênant. C'est toujours gênant d'adhérer à un courant de pensée et de voir que ceux qui se placent comme porte-paroles de ce courant installent un climat de haine qui est fortement amplifié par ceux qui adhèrent audit courant. On en vient à douter de son appartenance au mouvement.

Et encore, ça c'est pour ceux qui sont plus ou moins au courant du sujet, qui sont donc soit choqués qu'on ne connaisse pas Linux (ou le libre en général), soit choqués qu'on agresse ainsi ceux qui ne sont pas au courant. Mais pour ceux qui sont totalement étrangers au libre et ses implications philosophico/propagandistes la chose est un peu incompréhensible. Comment comprendre une telle tempête dans un verre d'eau? Pourquoi faire une telle polémique sur ce qui est finalement un événement anecdotique due à une incompréhension? Pourquoi une telle manifestation de haine?

Finalement, ces barbus qui vantent les mérites de cet animal bizarre qu'est l'open-source, qui sont-ils? Ils semblent être un brin autistes, un peu reclus, un peu monomaniaques à tendance zélote. En tout cas sur ce coup-ci ils s'avèrent avoir l'ouverture d'esprit d'un protozoaire, et des réactions qu'on attendrait d'un adolescent au sang chaud souffrant de quelques problèmes d'identité.

C'est pas vraiment bon pour l'image tout ça. Nous avons des developpeurs passionnés qui, il faut le reconnaître, fournissent beaucoup d'efforts pour mettre au point des logiciels qui tiennent la route (et Dieu sait que ce n'est pas une tâche aisée). Nous avons des utilisateurs de plus en plus nombreux qui sont autant de sources d'inspiration et des testeurs "grandeur nature". Nous avons des promoteurs passionnés qui consacrent un temps considérable à simplement faire connaître le libre et ses avantages. Là où se situe le problème, c'est que sur Internet, tout le monde à la même voix. Finalement ce ne sont pas les plus réfléchis qui sont les plus visibles, mais souvent les plus acharnés, les plus fanatiques, les rageux purs et durs qui n'hésiteront pas à consacrer des heures entières à émettre des flots d'insultes quitte à ridiculiser la communauté qu'ils défendent.

Pour eux, Microsoft est le mal, l'Empire, le coté obscur, le Mordor, la Waffen SS, tout ce qui est intrinsèquement "méchant". Il faut dire que Microsoft est dans les faits un pionnier du concept de logiciel propriétaire et de la commercialisation de logiciels. Leur travail a été tellement efficace qu'ils se retrouvent actuellement en position de quasi-monopole. Or, Microsoft est une société capitalisée en bourse, qui a donc le devoir de garantir des revenus sans cesse croissants à ses actionnaires. Pas besoin d'être docteur en économie pour comprendre qu'en situation de monopole on ne peut pas agrandir son marché, le seul moyen qu'on a de garantir des ventes futures est de s'asurer que le client d'aujourd'hui sera client demain; ce qui revient à s'assurer qu'on dispose d'un moyen de forcer le client d'aujourd'hui à racheter demain ce qu'il a déjà. D'où les versions de Windows et d'Office incompatibles entre elles, l'obsolescence planifiée, les formats fermés... autant de pratiques commerciales qui provoquent des spasmes de colère à tous ceux qui ont l'intime conviction que le logiciel est quelque chose qui doit circuler librement pour évoluer au plus vite et au mieux. Quand on est un fervent du libre, Microsoft incarne l'opposé des valeurs qu'on véhicule. D'où une certaine méfiance à son égard, qui tourne chez beaucoup en haine viscerale plutôt infantile.

Cette haine s'accompagne souvent d'une mauvaise foi typique. Microsoft est le mal dont tout ce qui en émane est maléfique, et tous ceux qui y travaillent sont des suppôts du démon. Sous-entendre de près ou de loin qu'un produit Microsoft puisse être valable, c'est se placer du coté obscur de la Force (raisonnement binaire typique "vous êtes soit avec nous, soit contre nous"). Par extension, les utilisateurs des produits Microsoft sont autant de pions à la solde de la Bête; et puis tant qu'on y est, les autres producteurs de logiciels propriétaires méritent la roue, le fouet, et le bûcher également. Antagonie systématique, et théories du complot.

Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle. Vous ne pouvez pas comprendre, pauvres idiots zombifiés par Microsoft que vous êtes! Le logiciel libre est la solution à la faim dans le monde, aux guerres, au chômage, à l'illetrisme, aux épidémies, ... C'est la voie. Ceux qui l'ont compris sont des sortes d'élus, une espèce d'élite qui peut de ce fait regarder de haut les moutons et autres zombies à la soldes du propriétaire. Bande d'idiots.

Le plus triste, c'est que cette attitude infantile n'est pas l'apanage d'adolescents prépubères.

Il y a de celà un certain temps déjà, un certain Eric Steven Raymond a reçu un e-mail venant d'un recruteur qui défrichait un peu le terrain pour son client. Le client, c'est Microsoft, justement. Le potentiel, c'est "ESR". Là où ça coince, c'est qu'Eric Raymond est très fier de dire à tout représentant de Microsoft "I'm your worst nightmare" en guise de présentation. Pourtant, il est l'auteur de "La cathédrale et le bazar", mainteneneur du Jargon File, ... et il est dans sa cinquantaine. Plus grave: il se place lui-même comme porte-parole de la communauté, plus précisément de l'initiative Open-Source, dont il se place comme net fondateur. Ça ne l'empêche pas de verser dans une verve tout aussi peu recommandable, qui fait d'abord sourire, puis attriste quand on prend conscience que ces insultes sont proférées au nom d'une communauté entière et à l'égard de quelqu'un qui finalement n'avait rien fait de mal.

Triste...

Un autre domaine d'évangélisation informatique où ces dérives s'expriment, c'est la promotion de la "culture Macintosh". Apple a toujours fourni des efforts pour donner à ses produits une forte empreinte d'élégance artistique et les placer comme très "in" et réservés à une élite de connaisseurs.

De ce fait, les Mac-advocates sont de la même trempe que les Linux-advocates, mais avec une couche d'élégance en plus. En anglais on appelle ça des "art-fags". Vous savez, ces types en col roulé faussement mal rasés, plus cool que vous, qui traînent toujours et font des choses que vous ne pourriez pas comprendre. D'ailleurs ils utilisent un ordinateur supérieur. Le leur est beau. Le votre est moche. Vous êtes inférieur.

Même genre de passion aveugle pour leur cause, qui est ici une marque; même genre de haine aveugle pour "l'ennemi" Microsoft, même genre d'antagonisation systématique, même genre de débilisation des utilisateurs de Windows... et au final même apparence d'adolescent attardé au cerveau lessivé qui n'est pas capable d'argumenter au-delà d'une liste de slogans.

Pourquoi je parle de ça? Parce que je suis un Mac-advocate. J'ai toujours utilisé un Macintosh, j'ai toujours beaucoup aimé utiliser mon Mac, j'ai toujours voulu faire profiter de mon entourage des bienfaits d'Apple tout en me préservant autant que possible des horreurs de Microsoft. J'ai eu cette attitude de passionné aveugle, haineux, qu'on ne peut pas raisonner et qui se réfugiait derrière des arguments du type "la commande Eteindre est dans le menu Démarrer, haha lol!". Oui, j'avoue.

Mais j'avais 15 ans.


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